CHAPITRE IX
Le commissaire botté

Le 20 février, le gouvernement a créé une « Armée rouge » et un Conseil supérieur de la guerre (rebaptisé plus tard Conseil militaire de la République) dirigé par Trotsky, commissaire du peuple à la Guerre et à la Marine. Il tente d’abord de former une armée de volontaires issus de l’ancienne armée et de gardes rouges. Mais ces derniers, inexpérimentés, s’ils peuvent garder une usine ou un dépôt, n’ont jamais été formés au combat. De plus, toute une couche de déclassés et de marginaux, produit de la décomposition de l’armée et de la société, pénètre massivement dans cette nouvelle Armée rouge et dans la Tcheka. Trotsky le souligne dans un discours le 7 juin 1918. En raison de la déliquescence de la discipline du travail, il « s’est formé dans les couches profondes du peuple, dit-il, une couche indésirable d’ouvriers et de paysans déclassés […] certes l’Armée rouge comporte beaucoup de combattants héroïques et pleins d’abnégation, mais aussi beaucoup d’éléments indésirables, de voyous, de fainéants, de déchets[283] », noyau de détachements de partisans indisciplinés, plus portés sur la vodka et la maraude que sur le combat. Aussi un décret du 9 juin décide-t-il la mobilisation ouvrière, qui se révèle vite insuffisante.

Faute d’encadrement militaire communiste compétent, Trotsky veut former l’ossature de l’Armée rouge avec le corps des officiers de l’armée tsariste, professionnels politiquement incertains, qu’il encadre par des commissaires politiques bolcheviks chargés de vérifier l’innocuité politique de leurs ordres. L’Armée rouge est ainsi bien hétérogène : on y trouve aussi bien des ouvriers et des militants communistes (un demi-million en trois ans de guerre civile, dont la moitié périront), que des « spécialistes militaires » tsaristes (de 60 à 75 000 selon les statistiques), une masse flottante de paysans, de 1 à 3 millions selon les périodes, soit volontaires, soit recrutés de force, et des dizaines de milliers de déclassés. Sans compter plus de 300 000 Hongrois, Coréens, Chinois, qui se battent par conviction.

L’Armée rouge en gestation est encerclée de toutes parts. En mars 1918, les Allemands et les Autrichiens occupent l’Ukraine, et un gouvernement russe de l’Extrême-Orient, présidé par le prince Lvov, se forme à Pékin. En avril, les Japonais débarquent à Vladivostok. Fin mai, les 35 à 40 000 soldats tchécoslovaques de l’armée autrichienne, faits prisonniers sous le tsar, évacués vers l’est et échelonnés le long du transsibérien, ont un accrochage avec le soviet de Tcheliabinsk. Trotsky leur ordonne de rendre les armes ; ils se soulèvent alors, s’emparent de la ville, puis de Penza, Samara, Vladivostok, Omsk où ils installent un gouvernement socialiste-révolutionnaire. En juin, les SR organisent des soulèvements à Tambov, Ekaterinbourg, abattent le dirigeant bolchevik Volodarski à Petrograd ; l’organisation de Boris Savinkov soulève laroslavl. À la fin du mois, dans les régions cosaques du Don, l’ataman Krasnov reconstitue une armée de 40 000 cosaques, cavaliers et pillards également redoutables. Le 6 juillet, les SR de gauche assassinent l’ambassadeur allemand Mirbach et se soulèvent à Moscou pour imposer la reprise de la guerre avec l’Allemagne. Ils disposent de deux fois plus de forces armées que les bolcheviks, dont les principaux soutiens (les tirailleurs lettons) sont partis célébrer leur fête populaire en banlieue ; ils ne cherchent ainsi qu’à faire pression sur le gouvernement bolchevik, non à prendre le pouvoir. Face à une population surtout préoccupée par les problèmes de ravitaillement, l’aventure tourne vite au fiasco.

Des détachements franco-anglais débarquent à Mourmansk, au nord, et installent un gouvernement dirigé par un « socialiste-populaire » à barbe blanche, Tchaïkovski. En août, les Turcs et les Anglais occupent l’Azerbaïdjan. Les mencheviks accueillent les Allemands en Géorgie. Le 6 août, les Tchèques prennent Kazan, à l’est de Moscou dont la route leur est ouverte. La Russie soviétique, réduite à l’ancien royaume de Moscovie autour de Petrograd et Moscou, semble perdue.

Le déchaînement de la guerre civile libère Staline des discussions stériles de son commissariat où son activité se réduit à bien peu de chose : il donne une interview à la Pravda (3-4 avril) sur la future Fédération de Russie, envoie un télégramme au Ve congrès des soviets du Turkestan (22 avril), participe à la réunion préparatoire du congrès de fondation de la République soviétique de Tataro-Bachkirie, dont la guerre civile empêchera la tenue, et fait un bref voyage à Koursk pour des pourparlers de paix avec une Rada ukrainienne moribonde ; les Allemands ont en effet installé à Kiev un fantoche ukrainien, Skoropadski, sous la responsabilité duquel ils pillent le pays pour nourrir l’Autriche et l’Allemagne affamées. Enfin, membre du Comité exécutif central des soviets, l’organe officiel, de plus en plus décoratif, d’un pouvoir désormais concentré entre les mains du Parti, Staline ne prend à peu près aucune part à son activité.

La crise du ravitaillement, cause première de la révolution de Février, s’aggrave au fil des mois. Les paysans ont pris la terre mais ne veulent pas donner leur blé ; la guerre civile rampante, puis ouverte, la désorganisation et l’insécurité des transports, la rupture des stocks, l’effondrement de l’industrie, la constitution d’une Armée rouge qui accapare une part croissante d’une production industrielle déclinante, aggravent la menace de famine. En mars 1918, le gouvernement met au point un système d’échanges en nature entre la campagne et la ville. Les paysans sont invités à apporter leur récolte à des dépôts centraux en échange de produits industriels. Mais les paysans rechignent à se déplacer pour un troc hypothétique, les dépôts sont souvent pillés, le grain entassé perdu ou pillé lui aussi. Dès le printemps 1918, la population affamée des villes part se ravitailler à la campagne. La dislocation de l’État en une pluie de principautés plus ou moins autonomes et la guerre civile réduisent à néant la rentrée des impôts. La planche à billets fonctionne à tout va. Les paysans refusant d’échanger leurs produits contre des coupures dont la valeur s’effondre, les ouvriers fabriquent dans leurs usines de plus en plus désertées divers objets d’usage courant comme monnaie d’échange. Une économie parallèle, dite « du sac », se développe : des groupes font la navette entre les régions agricoles et les villes pour vendre ou troquer du savon, du pétrole à lampe, du tissu, des clous, des briquets, du cuir contre de la farine, des pommes de terre, du sel, du sucre. Ils se rassemblent en bandes organisées, souvent armées, qui prennent d’assaut les trains, rackettent parfois les passagers entassés dans des wagons crasseux, souillés de sanies et d’excréments, assis ou allongés sur les toits, et désorganisent le trafic ferroviaire. Comme ce trafic conjure la famine, le pouvoir hésite entre la répression, la confiscation et le laisser-faire.

Pour nourrir les villes et l’Armée rouge, pour surmonter aussi les réticences des paysans aisés à livrer leur blé, le gouvernement envoie dans les campagnes des détachements d’ouvriers et de gardes rouges pour la réquisition, puis crée, le 11 juin 1918, les « comités de paysans pauvres », chargés de réquisitionner les « excédents » de grains des paysans riches (koulaks) et aisés. Ces comités autodésignés se heurtent souvent aux soviets élus qui représentent toute la paysannerie. Cette politique de division planifiée de la paysannerie, destinée à dresser ses couches les plus pauvres contre ses couches aisées, peu efficace, sera officiellement abandonnée en décembre. Mais en mars 1919, Kroupskaia se plaindra dans une lettre au commissaire à l’Intérieur : « Les comités de paysans pauvres font régner la violence et le désordre[284]. » Pour répartir la pénurie en faveur des ouvriers et en défaveur des « bourgeois », le 23 août, un système de « rations alimentaires de classe » inégalitaire est institué. La guerre civile accélère enfin la nationalisation de l’économie. Un décret du 30 juin 1918 nationalise les grandes entreprises, le transport ferroviaire et le commerce de gros pour centraliser les ressources de plus en plus maigres entre les mains de l’État.

À part Lénine, qui tient toutes les ficelles entre ses mains, Sverdlov, qui gère l’appareil du Parti, et Boukharine, chargé de la Pravda, tous les dirigeants sont affectés à des missions sur divers fronts, que Trotsky parcourt dans son fameux train spécial. Pour tenter de ravitailler Moscou, Lénine nomme Staline directeur général de l’approvisionnement du sud de la Russie, et l’envoie, le 29 mai 1918, à Tsaritsyne, à 800 kilomètres au sud de Moscou sur la Volga, avec le commissaire au Travail Chliapnikov. Ils sont munis de pouvoirs extraordinaires pour assurer le passage du blé et du charbon venant du Sud. Avant de partir, Staline se rend chez le commissaire à l’Approvisionnement, Tsiouroupa, son voisin, le houspille, lui déclare que les employés de son commissariat ne brassent que de la paperasse, et l’invite à les expédier tous sur place « charger le blé sur leur dos ! » « Et vous le premier comme dirigeant[285] ! » ajoute-t-il. Tsiouroupa lui conseille de transmettre la proposition au Comité central. Staline esquive.

Le 29, accompagné de Nadejda Alliluieva, âgée de 17 ans, et de son frère Fiodor, âgé de 20 ans, qui depuis le début de l’année lui servent l’une de dactylo, l’autre de secrétaire, et d’un détachement de tirailleurs lettons, il part pour Tsaritsyne, siège de l’état-major de la Xe armée. Un mois plus tôt, le 4 mai, a été constitué le front du nord-Caucase commandé par Snessarev, l’un des premiers généraux tsaristes ralliés au pouvoir soviétique. La ville contrôle la route du Caucase. La ligne de chemin de fer du Sud est soumise aux raids de bandes paysannes plus ou moins anarchistes, de cosaques et de gardes blancs. En chemin, Staline reçoit un télégramme de son ami Ordjonikidzé qui l’informe du chaos qui règne à Tsaritsyne. Un groupe anarchiste, insurgé, y a attaqué un convoi de wagons chargés de pierres précieuses et d’or confisqués aux riches, assassiné les gardes, réparti le butin puis tenté de piller la ville avant que ses deux dirigeants ne soient abattus. Le lendemain, 6 juin, Staline arrive à Tsaritsyne au moment où, sous la pression des troupes allemandes qui envahissent l’Ukraine, les 15 000 soldats des IIIe et Ve armées ukrainiennes soviétiques, formées de mineurs et de métallurgistes russophones et commandées par son vieux camarade de Bakou, Vorochilov, refluent sur la ville, que les cosaques du Don menacent par le sud. Plus au nord, Savinkov prépare l’assassinat de Lénine et Trotsky à Moscou, un soulèvement à Rybinsk, Iaroslavl, Kazan et Mourom, siège du quartier général bolchevik. Il espérait ainsi, commentera-t-il en 1919, « encercler la capitale avec les villes soulevées, avec le soutien des Alliés au nord, et des Tchécoslovaques[286] » au sud.

Prudent, Staline, que personne ne songe pourtant à assassiner, reste logé dans le wagon-salon de son train prêt à remonter vers le nord, installe son état-major sous le toit brûlant, et réclame les pleins pouvoirs sur le trafic fluvial. Lénine ordonne par télégramme à la direction des transports fluviaux d’exécuter toutes ses décisions et directives. Bien que sa mission concerne l’approvisionnement, il s’ingère aussitôt dans la conduite des affaires militaires, tout en prétendant le faire à son corps défendant. Le 22 juin, il télégraphie ainsi à Lénine et Trotsky : « occupé jusqu’à la folie […] je ne voulais prendre sur moi aucune fonction militaire, mais l’état-major du district m’a lui-même entraîné dans ses affaires. Je sens que c’est impossible autrement, tout simplement impossible[287] ». Pour la première fois de sa vie, cet éternel exécutant se trouve en situation de décider : il jouit du pouvoir de vie et de mort sur des milliers d’hommes. Cette première expérience dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire va brutalement modifier son comportement, comme celui de dizaines de milliers de militants politiques.

Jusqu’alors habillé d’un pantalon, d’une vareuse civils et de banales chaussures, Staline militarise sa tenue : veste d’allure militaire, casquette, pantalon guerrier enfoncé dans des bottes. Le 7 juin, il annonce la création de « commissaires spéciaux » et l’envoi de 16 000 tonnes de grains. Rien n’arrive. C’est (déjà) le sabotage des incapables et des ennemis cachés ! L’espionnage et la diversion étant monnaie courante dans la guerre civile, le vraisemblable passe aisément pour vrai. Son télégramme du 7 juillet témoigne par ailleurs de son changement de caractère : autoritarisme cassant, suspicion permanente, harcèlement des subordonnés, vantardise, refus d’assumer ses responsabilités dans l’échec : « Ne plus envoyer de filous ! Je harcèle et j’insulte tous ceux qu’il faut… Vous pouvez être sûr que nous n’épargnerons personne, ni nous-mêmes, ni les autres. » Il promet à Lénine un tonnage indéfini dans un avenir indéterminé. Il tempête. « Je harcèle et j’injurie tout le monde […]. Si nos spécialistes militaires (des savetiers !) ne dormaient pas et ne fainéantaient pas, la ligne n’aurait pas été rompue, et si la ligne est rétablie, ce ne sera pas grâce aux spécialistes, mais malgré eux[288]. » La référence au métier paternel est peu flatteuse…

Il dirige sur la base de rapports, écrits ou oraux, qu’il sollicite constamment et dépouille inlassablement dans son wagon, depuis lequel il multiplie les directives et les ordres qu’un petit groupe de cadres répercutent et appliquent. Jamais il ne visite les tranchées, les ouvrages de défense, les infirmeries-mouroirs de campagne, les rassemblements de troupes, les casernes. Il n’aime pas plus le contact avec les soldats que la fréquentation des officiers supérieurs. Il marque sa volonté d’indépendance en communiquant directement avec Lénine par-dessus le commissaire à la Guerre.

Ivre de commandement, il exige tous les pouvoirs militaires. Dans une lettre du 10 juillet, il demande à Lénine de « fourrer dans la tête » de Trotsky qu’« il ne faut pas effectuer de nomination à l’insu des gens sur place ». C’est aux pouvoirs locaux de décider. Et il ajoute avec un dédain provocateur : « L’absence d’un bout de papier de Trotsky ne m’arrêtera pas… je démettrai sans autre formalité les commandants et commissaires qui ruinent l’affaire[289]. » Il le répète et dénonce l’état-major du front, « tout à fait inadapté aux conditions de la lutte contre la contre-révolution », ses membres, « absolument indifférents aux opérations », et les commissaires militaires[290]. Tous des incapables, sauf lui.

Son ignorance en matière militaire lui rend insupportables les officiers de carrière que, dans le jargon de l’époque, on appelle les « spécialistes » ou spetzy. Son commandement exacerbe en lui un trait déterminant de son comportement ultérieur : il est rongé par une aversion envieuse et vengeresse envers les gens compétents dans le domaine dont il s’occupe. Dès le 22 juin, il télégraphie à Lénine et Trotsky : « Les spécialistes sont des gens morts de bureaux, absolument inadaptés à la guerre civile[291]. » Le 11 juillet, dans un télégramme aux mêmes, il dénonce les « "spécialistes", psychologiquement inaptes à une guerre résolue avec la contre-révolution ». Et, sur un ton bravache, il leur annonce une fois encore : « Je prends (et je prendrai) toute une série de mesures jusqu’au limogeage des gradés et commandants d’armées qui ruinent la cause, malgré les difficultés formelles, qu’en cas de besoin je briserai[292]. » Ces difficultés formelles ont un nom : Trotsky et sa fonction de président du Conseil militaire de la République dont dépendent les nominations. Il ne supporte pas Snessarev qui, en quelques semaines, a organisé la défense de Tsaritsyne, préservé la route de l’approvisionnement du Sud, et empêché la jonction entre les cosaques de Krasnov et les troupes blanches de l’Est. Snessarev se promène en uniforme de général de l’Empire avec les fameuses épaulettes, tant haïes des soldats qui les clouent volontiers dans les épaules des officiers blancs capturés. L’assurance de ce ci-devant déplaît à Staline. Le 16 juillet, dans un long télégramme à Lénine, il l’accuse de « saboter très habilement l’opération de nettoyage » d’une ligne de front et de « s’efforcer assez délicatement de ruiner l’entreprise[293] ». Aucun fait ne confirme ces insinuations. Le lendemain, Staline télégraphie à Trotsky sa volonté d’éloigner Snessarev et de créer un conseil militaire ayant des fonctions opérationnelles avec Vorochilov, braillard incompétent, et son camarade Minine, le président du soviet de Tsaritsyne.

À mille kilomètres de là, au sud, la commune de Bakou, dirigée par des commissaires du peuple bolcheviks et SR de gauche, est menacée par l’armée turque, les moussavatistes (nationalistes azerbaïdjanais) et des régiments britanniques. Moscou envoie six régiments pour les soutenir. Leur route passe par Tsaritsyne. Staline les retient. La commune de Bakou est dirigée par deux vieux bolcheviks qu’il déteste : Chaoumian, dit « le Lénine du Caucase », orateur populaire, et Djaparidzé, agitateur de masse. Privée de ce renfort indispensable, elle tombe quelques semaines plus tard à la mi-août ; 26 commissaires du peuple sur 27 seront capturés par les Anglais, attirés par le pétrole de Bakou, et fusillés le 20 septembre 1918. Staline s’acharnera plus tard à les accuser de lâcheté. En 1937, il menacera le seul survivant, Anastase Mikoian, en jugeant « obscures et embrouillées » les circonstances de sa survie et en lui susurrant : « Ne nous oblige pas, Anastase, à débrouiller cette histoire », histoire sur laquelle Mikoian ne s’expliquera jamais clairement.

Le 1er août, le gouvernement décrète la mobilisation générale des hommes de 18 à 40 ans. Comme dans la Vendée de 1792, cette mesure, couplée avec les réquisitions de blé, suscite de vives résistances à la campagne. La forme passive la plus fréquente est la désertion : des paysans se laissent enrôler à la fin de l’automne, restent à l’armée l’hiver pour être nourris, voire vêtus, gratuitement et s’enfuient en masse à la saison des semailles et surtout des moissons. Les paysans renâclent encore plus à se laisser enrôler par les Blancs hostiles au partage des terres. Mais les armées blanches, formées d’officiers en nombre plus réduit mais mieux entraînées, sont moins affaiblies par ces difficultés ; elles seront, de plus, largement fournies en armes modernes par les Alliés après l’effondrement de l’Allemagne en novembre 1918.

L’instabilité des armées en lutte est chronique : lorsque les Blancs avancent, des détachements de soldats rouges passent dans leurs rangs et reviennent dans l’Armée rouge en entraînant des indécis quand les Blancs, qui fouettent, torturent et fusillent les paysans réfractaires, se replient et s’enfuient. Ainsi, la Tcheka de Tsaritsyne arrête en novembre 3 000 soldats rouges passés dans l’armée de Krasnov et fusille les 50 meneurs ou réputés tels.

Staline et Vorochilov dénoncent un complot monarchiste dirigé par deux officiers tsaristes ralliés, dont le très douteux Nossovitch, et les arrêtent. Trotsky les libère. Lénine télégraphie à Staline son désaccord avec ses méthodes expéditives. À la fin de juillet, Staline concentre tous les pouvoirs civils et militaires à Tsaritsyne. Vorochilov et lui ignorent les ordres émanant de Trotsky. Ils sont mus par une aversion de plébéiens parvenus envers les gradés et les spécialistes militaires, et par l’hostilité politique de vieux cadres bolcheviks contre Trotsky, l’intrus qui parade au premier plan et veut construire l’Armée rouge avec des officiers de carrière.

Staline et Vorochilov expriment un sentiment largement partagé dans l’Armée rouge : tout au long de l’année 1917, les bolcheviks se sont appuyés sur les soldats et les sous-officiers hostiles à la guerre contre le corps monarchiste et patriote des officiers auxquels on leur demande aujourd’hui d’obéir. Alors que les soldats n’ont, la plupart du temps, ni uniforme ni bottes, mais de simples laptis (espadrilles de tille) tressées, quand ils ne se battent pas pieds nus, les officiers, comme les commissaires politiques, ont bottes, uniformes, baudrier. L’aversion du soldat rouge paysan à leur égard s’en trouve décuplée. C’est donc un jeu d’enfants pour Staline et ses amis, Vorochilov et le cavalier Boudionny, sabreur émérite rendu célèbre par ses moustaches en croc, de dresser des hordes de mécontents contre Trotsky. Staline enrôle déjà dans cette entreprise des marginaux et déclassés unis par une haine viscérale de la discipline et de la compétence, et qui formeront demain l’une des branches de son appareil.

Son ami Boudionny est un exemple saisissant de ce type d’hommes. Écrivant un jour à Lénine, il le salue en usant du titre de « Guide très respecté » et lui déclare, avec quelques fautes d’orthographe : « je voudrais personnellement Vous voir et m’incliner devant Vous en tant que Grand Guide de tous les Paysans et Travailleurs pauvres[294] ». Ce respect du Chef se combine avec son aversion profonde pour les anciens officiers tsaristes.

Se posant en haut protecteur de ces plébéiens indisciplinés et râleurs, il constitue vite un clan. Avec Vorochilov et nombre de sous-officiers bolcheviks, Staline conçoit la guerre comme une longue guérilla de partisans autonomes. Trotsky combat cet état d’esprit de chefs de bandes plus ou moins rouges pour qui la guerre se résume à des coups de main, à des raids de cavalerie, voire à des razzias, et qui sont capables de tous les retournements.

Le général Nossovitch, craignant la vengeance de Staline, rejoint les Blancs. Quelques jours plus tard, dans la nuit du 22 août, Staline rassemble sur une barge plusieurs dizaines d’anciens officiers tsaristes nommés par Trotsky et Snessarev, et les fait fusiller. La fuite de Nossovitch lui permet de convaincre Lénine de la réalité des complots qu’il débusque. En mars 1919, au VIIIe congrès du parti bolchevik, Lénine le rappellera : « Quand Staline fusillait à Tsaritsyne, je pensais que c’était une faute, je pensais qu’on fusillait à tort […] et j’ai télégraphié : soyez prudents. J’ai commis une erreur[295]. »

Le 24 juillet, Moscou cède : nommé président du Comité militaire révolutionnaire du front Sud, Staline reçoit le droit de désigner le chef militaire du front, nomme Vorochilov, arrête Snessarev et son état-major, et les jette au fond de sa prison flottante. Trotsky arrache au peloton d’exécution Snessarev, nommé en août 1919 chef de l’Académie de l’état-major général. Staline se vengera dix ans plus tard : en janvier 1930, Snessarev sera arrêté avec d’autres généraux coupables d’avoir ri de l’article de Vorochilov « Staline et l’Armée rouge », paru dans la Pravda du 21 décembre 1929 et qui faisait de Staline le Père-la-Victoire de la guerre civile. Snessarev écopera de dix ans de camp.

Certes, la conduite de Staline doit être replacée dans le contexte d’une guerre civile inexpiable. La violence, que nul ne peut maîtriser, émane des tréfonds de la société. Les paysans, soumis depuis des décennies à la morgue des propriétaires nobles et des représentants de l’État, les soldats, traités pendant la guerre comme du simple bétail envoyé à la boucherie par des généraux qui les méprisent, se vengent sans pitié. La haine envers les possédants et les nantis, qui a jailli avec violence à plusieurs reprises dans l’histoire de la Russie, lors des insurrections de Stenka Razine ou de Pougatchev, avivée par les massacres de la guerre, vise tous les « bourgeois ». La férocité de la terreur blanche déclenchée dans la Finlande voisine est un avertissement pour tous. À Sébastopol, les marins rouges coupent les mains et le sexe des officiers de la marine soupçonnés d’avoir, dans les cours martiales, en 1906, condamné à mort ou au bagne leurs camarades ; malgré les ordres du Comité militaire révolutionnaire, ils achèvent à la baïonnette les prisonniers blessés ; les officiers blancs de cette armée, écrasant une grève à Rostov, coupent le nez et arrachent les yeux des grévistes capturés ; en 1919, à Tchernobyl, les cosaques enferment les juifs dans la synagogue et y mettent le feu ; à Tcherkass, ils violent en série des fillettes juives puis leur lardent le vagin de coups de poignard et de sabre ; à Iouzovka, patrie de Khrouchtchev, les Blancs, jugeant que les mineurs extraient trop peu de charbon, les alignent sur le carreau de la mine et en fusillent un sur dix ; les armées dites « vertes » de paysans révoltés, qui se forment dès l’été 1918, éventrent leurs victimes, leur arrachent les yeux, les découpent à la hache, les empalent, les brûlent en dansant autour des bûchers ; en mars 1919, la Conférence spéciale de l’Armée des volontaires formée de monarchistes, libéraux et socialistes dits modérés, dirigée par le général Denikine, promet la mort aux « individus coupables d’avoir préparé la conquête du pouvoir par le Conseil des commissaires du peuple[296] », ainsi qu’à leurs complices, ce qui fait beaucoup de monde. La lutte est donc cruelle et sans merci.

Dans un combat aux frontières géographiques perpétuellement mouvantes, où l’adversaire en civil est aussi bien derrière soi que devant, l’intimidation des ennemis de l’arrière s’impose à tous comme une nécessité, et tous pratiquent à cette fin le système des otages. En novembre 1918, les troupes de Koltchak arrêtent les dirigeants SR d’Omsk en Sibérie et prennent en otage plusieurs dizaines de cadres SR, dont vingt députés de l’Assemblée constituante. En décembre, les ouvriers de la ville font grève. En représailles, la police de Koltchak fusille dix députés…

N’ayant reçu aucune formation militaire, Staline se forge empiriquement des conceptions stratégiques, assez rudimentaires, il faut le dire, au cours de l’affrontement avec l’armée de Denikine. Il les exposera un an plus tard, en octobre 1919, dans une lettre à son ami Ordjonikidzé qui guerroie dans le Caucase : « La tâche fondamentale est de battre l’adversaire par un unique groupe massif envoyé dans une seule direction définie[297]. » Cette offensive frontale de masse, qu’il imposera pendant la Deuxième Guerre mondiale au prix de pertes énormes, est la seule tactique qu’il connaisse.

Le 30 août, Ouritski, le chef de la Tcheka de Petrograd, est abattu par un étudiant qui l’attend paisiblement dans le vestibule de l’organisation ; le même jour, une femme tire trois coups de feu en direction de Lénine qui sortait d’un meeting à l’usine Michaelson ; ce second attentat, attribué à la sympathisante socialiste-révolutionnaire Fanny Kaplan, affole les bolcheviks. Menacés de toutes parts, ils décrètent, le 6 septembre, la Terreur rouge et font fusiller plusieurs centaines d’otages. Staline, le 31 août, termine un court message confiant à Lénine (« Nos affaires sur le front vont bien ») par une formule chaleureuse inhabituelle : « Je serre la main de mon cher et bien aimé Ilitch », puis annonce par télégramme, en réponse à cet attentat, « l’organisation de la terreur ouverte et systématique contre la bourgeoisie et ses agents[298] ».

À Tsaritsyne, dès lors, la Tcheka, sous son contrôle, découvre un complot par jour. Quiconque arguë d’une difficulté technique à exécuter une directive est coupable de trahison ou de sabotage. Les victimes, entassées sur une barge, sont fusillées ou noyées. C’est Carrier de Nantes sur la Volga. La barge de Staline et ses pelotons d’exécution restaurent l’ordre dans Tsaritsyne effarée.

La Tcheka y fusille en septembre et octobre 103 comploteurs, dont 21 accusés d’avoir organisé un complot de SR de droite et de cent-noirs (organisateurs de pogroms au début du siècle) et voulu susciter une insurrection dans la nuit du 17 au 18 août. Un historien russe affirme que Staline fit fusiller le très loyal ingénieur Nicolas Alexeiev et que, les soldats se refusant à fusiller ses deux fils de 14 et 16 ans, il les persuada de tirer, par une ruse grossière mais efficace : ce sont, leur dit-il, les deux fils du général Alexeiev, le chef de l’Armée blanche des volontaires. L’épisode est plus que douteux : l’un des deux « fils » était un ancien officier ! En revanche, le collège de la Tcheka de Tsaritsyne, dans les neuf premiers jours de novembre, après le départ de Staline, libérera l’écrasante majorité du millier de détenus dont il examinera alors le cas. Staline parti, la machine répressive ralentit.

Si Nadejda, enfermée dans son wagon, n’entend que le bruit des fusillades, son frère Fiodor assiste à plusieurs de ces massacres. Il en perdra à jamais la raison. Une pieuse légende familiale attribuera sa folie à une mise en scène du fameux Kamo. La réalité suffit amplement. Dans une séance à huis clos du VIIIe congrès du parti en mars 1919, Okoulov, membre du Conseil révolutionnaire du front Sud pendant trois mois, évoque cette « fameuse barge de Tsaritsyne qui travaillait beaucoup pour rendre impossible l’assimilation des spécialistes militaires[299] », en les noyant par dizaines. Il accusera les dirigeants du front d’incapacité : l’armée du front Sud dispose de 76 000 soldats contre 26 000 à l’adversaire, de 1 000 mitrailleuses contre 100, et pourtant elle piétine, recule même, et, avoue Vorochilov, compte déjà 60 000 tués et blessés. Staline liquidera Okoulov en 1937.

Après le départ de Snessarev, la cavalerie cosaque de Krasnov encercle Tsaritsyne. Staline se plaint, dans un télégramme du 4 août, des difficultés de la situation, dues, selon lui, à l’inertie passée de Snessarev et aux complots de ceux qu’il avait nommés. Mais il a « éloigné à temps des prétendus spécialistes » et « annulé les ordres antérieurs et criminels[300] ». Il ne faut pas attendre, ajoute-t-il, de ravitaillement en provenance de Tsaritsyne. Vorochilov et lui réclament néanmoins des armes et des renforts. Staline multiplie en même temps les actes d’insubordination à l’égard du sommet. Avec son accord, Vorochilov refuse ainsi d’envoyer au Comité militaire les rapports réglementaires sur l’activité de la Xe armée, bien que Lénine lui en rappelle la nécessité par télégramme. C’est le début d’une série de messages insolents et brutaux, comme nul n’en adressera jamais à Lénine et au Bureau politique au cours de la guerre civile. Lénine ne doit guère apprécier la grossièreté et l’insolence de Staline, mais il y voit sans doute la manifestation d’une fermeté appréciable en ces temps d’extrême péril. En tout cas, il manifeste à son égard une patience exceptionnelle.

Le 2 septembre, la République soviétique, encerclée, est transformée en « un camp militaire unique ». Les troupes allemandes occupent l’Ukraine depuis mars ; des troupes anglaises et italiennes débarquent près d’Arkhangelsk, où les SR ont proclamé un gouvernement de la Russie du Nord. Depuis la fin mai, les légionnaires tchèques occupent une vingtaine de villes de Sibérie mais, surtout soucieux de rentrer chez eux par Vladivostok, ils n’ont nulle envie de tourner leurs pas vers Moscou. Fin juin, les SR et les Cadets constituent à Omsk un gouvernement sibérien qui contrôle une grande partie du territoire, la paysannerie sibérienne, relativement aisée et qui n’a jamais connu le servage, ayant mal accueilli les détachements bolcheviks venus réquisitionner le blé. À Samara, sur la Volga, en août, les SR constituent, avec l’aide des légionnaires tchèques, un gouvernement provisoire dit Komoutch (abréviation d’Assemblée constituante) et mettent la main sur l’or impérial stocké à Kazan ; fin août les ouvriers des usines d’armement d’Ijevsk, dans l’Oural, en majorité mencheviks et SR, se soulèvent et forment avec les paysans une armée insurrectionnelle de 20 000 hommes. La chute du régime semble imminente.

La région de Tsaritsyne est réorganisée en un front Sud présidé par Staline, flanqué de ses proches, Vorochilov et Minine, hostiles au commandant du front, le général Sytine. Le trio ignore les ordres de Moscou, renvoie Sytine, demande à Moscou d’annuler son affectation et décide que toutes les décisions opérationnelles seront prises de « façon collégiale », ce qui paralyse l’état-major. Tsaritsyne tombe aux mains des Blancs le 18 septembre. Staline répond à la situation en exigeant d’urgence une énorme quantité de canons, obus, mitrailleuses, cartouches et 100 000 équipements militaires complets, alors qu’il n’a pas autant de soldats et que les usines tournent au ralenti. Il accompagne sa demande d’un ultimatum cassant : « Si ces exigences minimales par rapport à la quantité des troupes du front Sud ne sont pas satisfaites, nous serons contraints d’interrompre les actions militaires et de nous replier sur la rive gauche de la Volga[301]. »

Moscou s’inquiète. Le 2 octobre, Sverdlov téléphone puis télégraphie à Staline que « la subordination au Comité militaire révolutionnaire est absolument indispensable[302] ». Le 3, Staline esquive en dressant dans une longue lettre à Lénine un acte d’accusation politique contre Trotsky, dans lequel, pour se gagner Lénine, il ressuscite les querelles politiques d’avant 1917 et les désaccords sur Brest-Litovsk : « Trotsky ne peut se passer de gesticulations criardes. À Brest, il a porté un coup à la cause par sa gesticulation incroyablement gauchiste. Avec les Tchécoslovaques, il a aussi nui à la cause par sa gesticulation diplomatico-criarde au mois de mai […]. Trotsky ne peut pas chanter sans fausse note, ne peut pas agir sans gesticulations criardes […]. Trotsky, qui n’est entré qu’hier dans le Parti, s’efforce de m’apprendre la discipline du Parti […]. Je ne suis pas un amateur de bruit et de scandales, mais je sens que si nous ne mettons pas aujourd’hui une bride à Trotsky, il nous gâchera toute l’armée au profit d’une discipline "gauchiste" et "rouge" qui donne la nausée aux camarades les plus disciplinés. Il faut donc brider Trotsky maintenant, avant qu’il ne soit trop tard, et le rappeler à l’ordre[303]. »

Le 4, Trotsky exige son rappel à Moscou. Le 5, le chef de l’état-major, Vatsetis, télégraphie à Trotsky : « Les activités de Staline sapent tous mes plans[304]. » Lénine est prêt à laisser Staline faire contrepoids à Trotsky, dont l’influence politique grandit, mais n’est nullement décidé à le laisser instaurer la zizanie et ouvrir le front aux Blancs. Le 6, il envoie Sverdlov le chercher par train spécial. Nadejda Alliluieva revient avec lui à Moscou, adhère au Parti et se fait engager au secrétariat du Conseil des commissaires du peuple, dont le secteur technique est dirigé par Lydia Fotieva, une jeune femme discrète, qui jouera un rôle capital dans le conflit entre Lénine et Staline quatre ans plus tard. Trotsky descend à Tsaritsyne, réunit les indisciplinés, dénonce le désordre et les actes de désobéissance, annonce la fin de cette anarchie et confirme la nomination à la tête du front de Sytine, que Staline, à Moscou, qualifie d’individu inutile, indigne de confiance et nuisible, mais dont il dit accepter la désignation. Dans un premier temps, Vorochilov ne publie pas cet ordre et joint au téléphone Staline, qui voit dans le texte « un reproche immérité » et non un ordre, propose néanmoins de le publier, puis répond aux objections de ses deux associés par un conseil sibyllin qui dégage sa responsabilité : « Agissez comme votre conscience et votre rationalité vous le suggéreront[305]. » Les deux hommes l’informent aussi que 55 cadres de l’armée réunis par eux demandent au Comité central de « réviser la politique consistant à admettre dans nos rangs des généraux et de convoquer un congrès pour réviser et juger la politique du Centre[306] », ainsi confronté à une véritable rébellion organisée.

Finalement, le Comité central destitue de leurs fonctions Vorochilov et Staline, à qui la chance sourit pourtant : pendant son retour, l’Armée rouge reprend Tsaritsyne. Il s’en attribue le mérite, affirme qu’il a sermonné Vorochilov, et déclare qu’il aimerait beaucoup travailler sur le front Sud avec Trotsky, à qui Lénine écrit qu’il juge indispensable de s’efforcer à tout prix d’organiser un travail commun avec Staline, frondeur, rétif et sournois, mais obstiné. Deux mois plus tard, Staline, qui ne supporte pas l’idée d’être contrôlé, se venge. Il fait accuser l’impudent Okoulov de désorganiser l’armée du Sud et obtient de Lénine sa révocation.

Sans doute pour apaiser Trotsky, il publie dans la Pravda du 6 novembre, à l’occasion de l’anniversaire d’Octobre, un article dans lequel il écrit : « Tout le travail d’organisation pratique de l’insurrection fut accompli sous la direction immédiate du camarade Trotsky, président du soviet de Petrograd », à qui Staline ami-bue « le passage rapide de la garnison du côté du soviet ». Ce paragraphe, supprimé dans le tome III de ses Œuvres complètes, réduit en fait Trotsky au rôle d’exécutant technique. L’article contient deux habiles falsifications. À l’en croire, « l’organe central du Parti, le Rabotchi Pout (dont il était le rédacteur en chef), soumis aux instructions du Comité central, se mit à appeler ouvertement à l’insurrection » et « du début à la fin, l’inspirateur de l’insurrection fut le Comité central placé sous la conduite du camarade Lénine », alors même que le Comité central, majoritairement opposé à l’insurrection, interdisait à Lénine de quitter son repaire. Mais en pleine guerre civile, nul n’allait rappeler ces faits désagréables dont le maquillage tenait lieu de vérité officielle.

Trotsky croit neutraliser Staline en le faisant entrer au Comité militaire de la République. Mais ce dernier, sentant la manœuvre, ne participera à aucune de ses réunions d’octobre 1918 à fin avril 1919. Il est également nommé, en ce mois de novembre, au Comité exécutif central des soviets, l’organe officiel du pouvoir élu par les congrès des soviets. Mais il ne prendra pas plus part à l’activité de ce parlement de plus de 300 membres, dont le pouvoir est confisqué par le parti communiste en cette période de guerre civile. Sa nomination la plus notable est celle qui le porte, le 30 novembre, au Conseil du travail et de la défense constitué de cinq membres, et dont la tâche est de mobiliser toutes les ressources du pays dans l’effort de guerre. Il est présidé par Lénine. Staline y siège aux côtés des commissaires au Ravitaillement et aux Chemins de fer, et de Trotsky ; il en assure la vice-présidence, c’est-à-dire la direction effective en cas d’absence de Lénine, à l’évidence désireux de panser les plaies de Tsaritsyne.

En octobre 1918, l’amiral Koltchak quitte l’ambassade de Russie à Washington. Il va bientôt débarquer en Sibérie, après avoir rallié autour de lui la majorité des officiers blancs, dont certains préfèrent néanmoins rejoindre les bandes des chefs de guerre locaux, comme l’ataman Semenov ou le baron Ungern, qui pillent, violent, sabrent et éventrent avec ivresse. Mais, au même moment, une lueur d’espoir s’allume à l’ouest. Dans les rangs des troupes allemandes du front de l’Est « contaminées » par la révolution russe, désertions et insubordination se multiplient. La population des villes allemandes et autrichiennes, menacée par la faim malgré le racket de l’Ukraine, commence à gronder. Un secrétaire d’État allemand affirme : « Il faut prévenir le bouleversement d’en bas par la révolution d’en haut[307]. »

La haine de la guerre et de la misère qu’elle entraîne dresse toujours davantage les ouvriers et les soldats contre le régime. Le 3 novembre, plusieurs milliers de marins de Kiel, refusant d’être sacrifiés pour l’honneur de l’Amirauté dans un combat naval perdu d’avance contre la marine britannique, descendent dans la rue. La police tire, laissant sur le pavé 9 morts et 29 blessés. Les marins élisent alors un conseil de soldats et hissent le drapeau rouge sur leurs navires : la grève se répand comme une traînée de poudre à travers l’Allemagne, suscitant par dizaines des conseils d’ouvriers et de soldats, à Stuttgart et à Hambourg notamment, où plusieurs dizaines de milliers de manifestants votent l’instauration d’une république des conseils. À Düsseldorf, Halle, Erfurt, Hanau, Leipzig, Chemnitz, Brême la grève est générale. En Bavière encore, où le roi s’enfuit et où se constitue un conseil d’ouvriers et de soldats de la République de Bavière. À Brunswick enfin, le prince abdique et la république socialiste est proclamée par les conseils.

Pour sauver l’État, les sociaux-démocrates lâchent l’empereur. L’un d’eux explique : « Il s’agit de la lutte contre la révolution bolchevique qui monte, toujours plus menaçante, et qui signifierait le chaos. La question impériale est étroitement liée à celle du danger bolchevik. Il faut sacrifier l’empereur pour sauver le pays[308]. » Le 8, le parti social-démocrate indépendant et les délégués révolutionnaires des usines appellent pour le lendemain à la grève générale et à l’insurrection. Guillaume II démissionne. La république est proclamée. Le social-démocrate Ebert est nommé à la fois chancelier du Reich par son prédécesseur, le prince Max de Bade, et président du Conseil des commissaires du peuple. La première étape de la révolution, foudroyante, comme février 1917 en Russie, se clôt sur une tout autre solution politique : au lieu d’un gouvernement dirigé par un prince monarchiste et confronté à un soviet indépendant de lui, l’Allemagne républicaine a un gouvernement bourgeois et un parlement révolutionnaire, tous deux présidés par un socialiste qui unit en lui les deux forces antagoniques pour mieux subordonner la seconde à la première. En attendant, pour les bolcheviks, qui ont toujours considéré la révolution en Russie comme le « maillon le plus faible de la chaîne impérialiste », le moment d’un processus mondial dont le maillon essentiel est l’Allemagne, le salut semble proche ; le 13 novembre, Lénine annule le traité de Brest-Litovsk.

Débarrassés de la menace allemande, les Alliés s’investissent dans le soutien aux Blancs. La guerre civile passe du stade des coups de main et des raids le long des voies de chemins de fer, des charges de cavalerie, des brèves canonnades, prises, pertes et reprises de villes et bourgades, à une suite de combats avec blindés et aviation sur une ligne de front mouvante. Le changement se marque vite à l’est. Les bolcheviks sont faibles dans la Sibérie paysanne, sans industrie ni prolétariat mis à part quelques milliers de cheminots. Le 18 novembre, Koltchak, soutenu par les Anglais, renverse à Omsk le directoire dominé par les SR, se proclame gouverneur suprême de toutes les Russies et se lance vers l’ouest. Ses troupes, commandées par des officiers plus soucieux de trafics juteux et de pillages que de combats, avancent pourtant à toute vitesse, enfoncent la IIIe Armée rouge minée par l’alcoolisme et la maraude, arrivent aux contreforts de l’Oural à la mi-décembre, en franchissent les cols assez modestes, et le 24 décembre prennent Perm, à 1 200 kilomètres à l’est de Moscou. La capitale est en danger.

Lénine décide d’envoyer deux hommes à poigne enquêter sur les causes de la débâcle et redresser la situation : Dzerjinski et Staline. Trotsky appuie l’envoi de ce dernier « pour restaurer l’ordre, épurer l’équipe de commissaires et punir sévèrement les coupables[309] ». Restaurer l’ordre, épurer, punir, telles sont ses trois compétences reconnues. Serebriakov, envoyé avec Staline sur le front Sud, dira plus tard : « Je ne sais pas me montrer aussi exigeant que Staline, ce n’est pas mon genre[310]. » Lénine apprécie cette capacité à exiger sans état d’âme, et Staline se sent d’autant plus sûr de lui que l’appareil de l’État, fait pour « exiger », s’affermit.

Son ami Vorochilov, sur le front Sud, continue à désobéir. Avec le soutien discret de Staline, il intrigue contre Trotsky et le président du gouvernement ukrainien, Piatakov, pour faire nommer son clan, composé d’Artiom, de Roukhimovitch, de Mejlaouk et de lui-même aux postes de commandement. Trotsky explose. Le 10 janvier 1919, il télégraphie à Lénine : « La ligne de Staline, Vorochilov et Roukhimovitch signifie la ruine de tout ce que nous entreprenons. » À Lénine qui lui demande de passer un compromis, Trotsky donne son accord, mais pas pour « un compromis pourri. […] je considère le patronage de la tendance de Tsaritsyne par Staline comme une plaie dangereuse, pire que n’importe quelle trahison de spécialistes militaires ». Et il accuse Vorochilov d’avoir « démoralisé l’armée de Tsaritsyne avec l’aide de Staline[311] ».

Pendant le mois de janvier, Dzerjinski et Staline, à l’est, enquêtent et débusquent ivrognes, incapables, déserteurs et traîtres réels ou imaginaires. Les deux hommes apprennent alors à s’apprécier mutuellement pour leur commune sévérité. Staline rallie Dzerjinski à sa guérilla contre Trotsky. Le 19 janvier, dans une note à Lénine, ils attribuent les revers sur le front au Comité militaire de la République, qui « par ses prétendues directives et ordres désorganise la direction du front et des armées[312] » et doit donc être modifié. Ils reviennent de Perm avec une longue liste de responsables arrêtés, que le Comité central décide de faire juger. La mission de Staline et Dzerjinski produit de minces résultats : le front se stabilise un moment, mais Koltchak reprend l’offensive en mars et prend Oufa au sud de Perm.

Pendant ce temps, la lueur à l’ouest vacille. Le Parti communiste allemand, fondé à la fin de décembre, est encore fragile. Et le gouvernement social-démocrate de Ebert ne lui laisse pas le temps de grandir. Il le provoque même, dans la deuxième semaine de janvier 1919, à une action prématurée, que ses corps francs écrasent avant de décapiter le jeune parti en assassinant ses deux dirigeants, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, le 15 janvier. Ministre de la Guerre du gouvernement britannique, Winston Churchill appelle au même moment à une croisade internationale contre les bolcheviks : « Leur objectif, déclare-t-il en juin 1919, c’est de renverser et de détruire toutes les institutions, tous les gouvernements, tous les États qui existent dans l’univers[313]. » Il le rappellera lors de sa rencontre avec Staline le 14 octobre 1944 : « Je me rappelle à quel point en 1919-1920 le monde entier tremblait devant la révolution mondiale, même si moi, Churchill, j’étais bien certain qu’il n’y aurait pas de révolution en Angleterre[314]. » Il n’en était pas si certain que cela à cette époque, puisqu’il multipliait les imprécations, mais son slogan : « Kill the Bolshie, kiss the Hun (Tuer les Bolchos, embrasser les Boches) » ne trouvait guère d’écho dans un pays las de la guerre. Ses collègues du gouvernement n’ont d’ailleurs, écrit François Bedarida, qu’un souci : « Empêcher le communisme de s’implanter en Grande-Bretagne[315]. » Le même souci habite de nombreux gouvernants européens et pousse Clemenceau à tenter de faire barrage à l’expansion du bolchevisme et, à cette fin, d’utiliser la Pologne.

Pour préparer l’extension de la révolution, les bolcheviks réunissent à Moscou, du 2 au 6 mars 1919, des représentants d’une quinzaine de groupes communistes étrangers. Ils proclament la IIIe Internationale ou Comintern. Staline fait partie des huit membres de la délégation russe aux côtés de Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine. Il ne joue aucun rôle au cours du congrès dont les débats se déroulent en allemand, ne présente aucun rapport, ne prend jamais la parole, ne rédige aucun texte. Lénine, lui, rédige les thèses de l’Internationale, Boukharine sa plate-forme, Trotsky son manifeste. Zinoviev accède bientôt à sa présidence. Le manifeste affirme : « L’État national, après avoir donné une vigoureuse impulsion au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour le développement des forces productives[316]. » Tel sera, jusqu’en 1922, le fondement des analyses de l’Internationale. Cette idée exclut la possibilité de construire une économie socialiste dans le cadre d’un État national.

Le VIIIe congrès du Parti s’ouvre dix jours plus tard, le 18 mars 1919, au lendemain d’un événement qui s’avérera décisif pour la carrière de Staline. Victime de l’épidémie de grippe espagnole qui s’abat sur la planète depuis la fin de 1917 et fait en deux ans près de 25 millions de victimes, Jacob Sverdlov est mort deux jours plus tôt. Il était à la fois le secrétariat du Comité central à lui tout seul et l’adjoint gouvernemental de Lénine. Sa disparition rend nécessaire la création d’un véritable secrétariat, responsable de la gestion de l’appareil central du Parti.

Au congrès, la place accordée par Trotsky aux anciens officiers tsaristes, qui constituent alors les trois quarts du commandement et de l’administration de l’Armée rouge, suscite l’opposition d’anciens sous-officiers bolcheviks de 1917 et des partisans d’une armée de milices populaires et de groupes mobiles et autonomes de guérilleros. Les mécontents de Tsaritsyne mènent la danse. Staline tire les ficelles en coulisses et laisse les adversaires en découdre sans dire un mot pendant les séances publiques du congrès. Il se refuse à livrer un combat perdu d’avance. Minoritaire, il se rallie discrètement. Lénine ayant affirmé qu’il faut passer à l’armée régulière avec des spécialistes militaires, Staline défend, au sein de la commission des résolutions, cette opinion qu’il combat en sous-main. Au cours d’une séance à huis clos, il souligne la nécessité d’une armée disciplinée et centralisée capable d’attirer à elle ces « spécialistes » militaires qu’il déteste. Il publiera en 1928 de très courts extraits du discours qu’il prononça alors et dont il ne reproduira jamais le texte complet, sans doute encombré d’un hommage conventionnel forcé à l’activité de Trotsky, alors absent du congrès. Lors des élections au Comité central, sur la base de listes présentées par les délégations, le président de séance constate que six noms figurent sur toutes les listes : Lénine, Zinoviev, Trotsky, Boukharine, Kamenev et Staline.

Sur proposition de Lénine, le congrès crée trois organes du Comité central : un Bureau politique de cinq membres (Lénine, Trotsky, Staline, Kamenev et Krestinski), un Bureau d’organisation, dirigé par Krestinski, où Staline entrera l’année suivante, chargé de régler les mouvements de cadres du Parti, et un secrétariat, aux fonctions administratives modestes dirigé d’abord par une unique militante, Hélène Stassova, bientôt remplacée par Krestinski. Ce dernier est placé dans la situation qu’occupera Staline en 1922 : il est le seul à appartenir aux trois organismes dirigeants (d’importance à l’époque très inégale). Mais la place occupée alors par Lénine et la faiblesse de l’appareil du Parti interdisent à l’homme qui cumule ces fonctions de jouer un rôle décisif. Le 30 mars, à la fin du congrès, Staline, sur proposition de Zinoviev, est nommé commissaire au Contrôle d’État, dont la tâche est de contrôler le fonctionnement de l’appareil de l’État et d’y débusquer les abus de pouvoir. Staline, chargé de transformer cette chambre d’enregistrement en véritable inspection, gère désormais deux commissariats – sans en avoir le temps. Mais ses contrôleurs sauront lui fournir des dossiers compromettants sur des cadres indélicats.

Il est toujours en relation avec ses amis du front Sud. Le 19 mai 1919, Antonov-Ovseenko qui commande en chef l’Armée rouge ukrainienne, se plaint, dans une lettre à Lénine, du désordre qui règne sur ce front et ajoute : « Il suffit que Staline donne de la voix pour que les camarades ukrainiens passent des intrigues à l’activité[317]. » Son crédit est considérable.

Trois semaines plus tard, la révolution balaie la Hongrie, sortie ruinée et dépecée de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois. Le jeune parti communiste hongrois fusionne avec le parti social-démocrate, dix fois plus puissant que lui et en quête d’un compromis avec les puissances alliées. Au début de mai, parties d’Estonie, les troupes du bedonnant général Ioudenitch, armées et financées par l’Angleterre, lancent une offensive sur Petrograd. Elles bousculent aisément une Armée rouge épuisée et démoralisée et, le 19 mai, prennent Peterhof à 30 kilomètres de la ville historique. Le général tsariste, partisan obstiné de la Russie une et indivisible, se refuse, en cas de victoire, à confirmer l’indépendance de la Finlande, indépendance que le gouvernement bolchevik a acceptée, et perd ainsi le soutien de Mannerheim ; il est tout aussi rétif pour l’Estonie, qui ne l’héberge que sur l’insistance des Anglais.

Lénine juge pourtant indéfendable le fantôme de l’ancienne capitale et veut l’abandonner. Trotsky s’y oppose. Fait rarissime, Staline le soutient contre Lénine, qui l’envoie aussitôt à Petrograd. Il y arrive le 19 mai. La ville meurt de faim, tout juste sortie d’un hiver glacial qui a fait éclater les conduites d’eau, et ses habitants, amaigris et blêmes, se chauffent en allumant leur poêle avec des lattes de parquet, des lambris, des débris d’armoires et de buffets ou des livres. Les trois quarts des usines ne tournent plus. Seules quelques rares cheminées de fabriques qui travaillent pour l’armée, et dont les ouvriers perçoivent une ration spéciale de famine, laissent de temps à autre s’échapper un nuage de fumée. Les rues et les canaux sont encombrés de détritus et de déchets où grouillent les rats. Si le ciel est limpide, le moral de la population laborieuse est au plus bas et réduite son ardeur à défendre la révolution menacée.

Le soir même de son arrivée, Staline adresse à Lénine un long télégramme accusateur : « Le commandant du front occidental et le commandant de la VIIe armée produisent l’impression de nullités dont la place n’est pas au front[318]. » Dans une ville où pullulent adversaires des bolcheviks, comploteurs et espions divers, la méfiance ne connaît pas de limite. Ainsi, dans un rapport du 4 juin, Staline affirme à Lénine : « Non seulement l’état-major général de toute la Russie travaille pour les Blancs, mais aussi l’état-major général de campagne de la République dirigé par Kostiaev. » Bref, l’Armée rouge est dirigée par des traîtres, que Trotsky protège, et par des incompétents : « Nadejny [le commandant du front] n’est pas capable de commander… il ruine le front occidental. » Au-delà des individus eux-mêmes, il vise la politique mise en œuvre et demande « que le Comité central trouve en lui-même le courage de tirer les conclusions indispensables. Le Comité central aura-t-il assez de caractère, de fermeté[319] », pour mettre fin à l’emploi de « spécialistes militaires », et, par voie de conséquence, à la fonction de Trotsky devant qui ses membres, dont Lénine, sont implicitement accusés de capituler ? Lénine l’envoie promener.

Staline exprime à Petrograd la même sévérité qu’à Tsaritsyne. Il signe avec Zinoviev un ordre affirmant : « Tous les transfuges et les paniquards seront fusillés sur place[320]. » Dure loi de la guerre ? Sans doute, mais il en rajoute : l’un des régiments rouges, au cours de la bataille, a massacré les communistes avant de passer aux Blancs qui l’ont aussitôt renvoyé au combat où il s’est fait écraser. Staline se vante par télégramme d’avoir organisé « une exécution solennelle des survivants faits prisonniers[321] ». Un autre ordre, qu’il signe avec Zinoviev, ordonne de fusiller sur place « les traîtres qui ont rejoint les Blancs », d’arrêter leurs familles et de confisquer leurs terres et leurs biens. Puis, s’adressant aux soldats de l’Armée rouge, les deux hommes proclament : « Il faut tuer les Blancs jusqu’au dernier[322]. »

Des mutins livrent aux Blancs les forts de Krasnaia Gorka dans la baie de Petrograd. Selon les officiers de l’Armée rouge, le fort doit être repris par l’infanterie, autrement dit, par la terre. Staline, lui, exige que ce soit par la mer ! Il enraie la panique avant que l’infanterie, finalement, reprenne le fort. Le 16 juin, pourtant, il raille, dans un mot à Lénine, « les spécialistes des choses maritimes » et leur « prétendue science » qui rejetait la prise par la mer du fort, rendue possible, dit-il, « par la plus grossière immixtion de ma part et en général des civils dans les opérations ». Il a annulé, se vante-t-il, les ordres des officiers, imposé les siens, et déclare qu’il agira ainsi par la suite « malgré toute sa vénération pour la science[323] ». Le rejet bravache des spécialistes et de leurs compétences tend à masquer ici un coup de bluff assez grossier. En marge de ce télégramme, Lénine note, en effet : « Krasnaia Gorka a été pris par la terre[324] ».

Le 17 juin, Staline fait fusiller 67 « comploteurs » : des officiers suspectés d’avoir livré le fort aux Blancs et ceux qui avaient conseillé et exécuté la reprise par terre. Pour justifier ces exécutions massives, il affirme, dans une note à Lénine du 18 juin, avoir découvert un complot des commandants des batteries de tous les forts de l’ensemble du district fortifié de Cronstadt. Si tel avait été le cas, Petrograd, dont ces batteries commandent l’accès, n’aurait pas tenu longtemps. Staline a inventé ce complot (ou l’a grossi) pour encourager la méfiance à l’égard des « spécialistes » et justifier l’exécution des insolents. Il ne fait déjà pas bon avoir raison contre lui…

Il ne peut, en revanche, fusiller les communistes qui récusent ses ingérences et son insubordination. L’ancien commissaire du front Sud, que Staline déteste, Okoulov, membre désormais du Conseil militaire révolutionnaire du front Ouest, dénonce, dans un rapport au Comité central sur la débandade initiale du front, la perpétuation des mœurs de Tsaritsyne, l’esprit d’insubordination et d’autonomie des cadres de la VIIe armée soumis à la direction du Parti de la ville et qui obéissent au commandement quand bon leur semble. Lénine communique à Staline le télégramme d’Okoulov, et l’invite à combattre « la tendance de Piter [Petrograd] à l’esprit d’autonomie[325] ». Staline l’envoie promener : « L’esprit d’autonomie de Piter est un ragot indigne » et conclut par un ultimatum : « Ou bien il y a confiance et soutien et alors Okoulov doit s’en aller car il gêne les militants, ou bien je n’ai rien à faire ici. Si je ne reçois pas de réponse aujourd’hui, il me faudra abandonner ma responsabilité et repartir pour Moscou. Je juge absurde de continuer à travailler dans ces conditions…[326] » Lénine cède et rappelle Okoulov. Enivrés par cette victoire, Staline et Zinoviev poussent leur avantage, dénoncent le travail du chef d’état-major, Vatsetis, demandent le limogeage du général Nadejny, et la convocation d’un plénum du Comité central « pour examiner la question des spécialistes militaires[327] », c’est-à-dire revenir sur la décision du congrès. Ils en demandent trop. Le Comité central, réuni en séance plénière le 15 juin, maintient Vatsetis et Nadejny à leur poste et déclare infondé le rappel d’Okoulov. C’est une rebuffade pour Staline, affecté le même jour à Smolensk sur le front occidental.

Le 22 juin, l’Armée rouge reprend l’offensive aux portes de Petrograd et renvoie en Estonie, au début d’août, l’armée de Ioudenitch qui y reprend des forces. Le Bureau politique attribue l’ordre du Drapeau rouge à Trotsky et à Staline pour la défense de la ville, en affirmant qu’à l’heure du plus grand danger ce dernier « a pu, par son activité et son énergie, rassembler l’Armée rouge. Se trouvant lui-même sur la ligne de front et sous le feu, il a inspiré par son exemple personnel tous les défenseurs de la République soviétique[328] ». Or, personne n’a vu cet homme prudent se rendre sur le front et sous le feu. Ce texte a donc été dicté par lui, peut-être par l’intermédiaire de son épouse qui travaille au secrétariat de Lénine. En 1947, sur les épreuves de sa biographie, Staline, pourtant bardé de titres, ajoute de sa main la mention de ce Drapeau rouge. Vingt-huit ans après, il y tient toujours.

Pendant ce temps, à Versailles, le 26 juin, les belligérants signent un traité de paix aux conditions imposées par l’Angleterre et surtout la France, véritable tonneau de poudre pour une prochaine guerre. Les vainqueurs imposent à l’Allemagne des réparations considérables, l’occupation pendant quinze ans de la rive gauche du Rhin ainsi que de sévères limitations à l’équipement de son armée, et retaillent l’Europe centrale en fonction d’objectifs militaro-diplomatiques qui bafouent les nationalités. Versailles crée une Tchécoslovaquie riche de trois minorités nationales, dont près de 3 millions de Sudètes allemands qu’Hitler utilisera en 1938. Les Hongrois sont disséminés en Roumanie et en Slovaquie, les Macédoniens tronçonnés entre la Yougoslavie, la Bulgarie et la Grèce.

Après Petrograd, Staline guerroie contre les Polonais et les Lituaniens avec des succès divers. Il contribue à la stabilisation du front, mais se morfond dans cette monotone plaine du Nord. C’est alors qu’il est pris d’un coup de tête. Au début de septembre, le Comité central engage avec les Lituaniens des pourparlers de paix. Lénine en informe par télégramme Staline… qui lance aussitôt une offensive. Lénine s’en étonne. Staline esquive avec une excuse d’écolier : « Je n’ai jamais reçu les instructions du Comité central sur la négociation[329]. » Le 7 septembre, il rappelle à Lénine, dans un télégramme impatient, qu’il a été affecté de façon seulement provisoire à une activité militaire qui l’épuise ; il peut rester sur le front « encore une semaine, mais pas plus[330] » !

Lénine, compréhensif, le rappelle de Smolensk, lui offre quelques jours de congé et le charge d’une mission délicate. Il a reçu, au début de septembre, un rapport du président de la section ouvrière du soviet de Petrograd sur la corruption qui ravage la direction du soviet et du Parti, installée à l’institut Smolny : « L’argent coule à flots des coffres du soviet de Petrograd dans la poche des dirigeants du Parti. » Alors que les travailleurs de la ville meurent de faim, des sacs entiers de nourriture passent directement de Smolny aux trafiquants et aux prostituées, explique-t-il. « Les travailleurs affamés voient les tsarines bien habillées des tsars soviétiques sortir avec des paquets de nourriture et s’en aller en voiture […]. Ils craignent de se plaindre à Zinoviev, entouré d’acolytes armés de revolvers qui menacent les travailleurs qui posent trop de questions. » Lénine charge Staline d’« effectuer un contrôle archistrict sur les bureaux de Smolny » sans en informer Zinoviev. Staline refuse « d’espionner des camarades » à un moment crucial de la guerre civile, mais conserve le dossier par-devers lui[331]. Il pourra l’utiliser ou monnayer le service rendu à Zinoviev…

Le moment est en effet crucial. À la fin mars, au plus haut point de l’avance de Koltchak à l’est, Denikine, au sud, a relancé son offensive à partir de Rostov-sur-le-Don. Ses troupes, soutenues par les cosaques brutalement réprimés au début de l’année par l’Armée rouge et dotées de tanks et d’avions fournis par les Anglais, ont occupé en trois mois toute l’Ukraine. L’Armée rouge harassée se disloque ; la moitié de ses soldats, affamés, vêtus de loques, vont nu-pieds. « Tout le monde en Ukraine a un fusil et des cartouches, sauf nos soldats[332] » affirme Trotsky au Comité central. Denikine prend Tsaritsyne le 19 juin et y édicté le 3 juillet une directive dite de Moscou : sûr de prendre la capitale dans quelques semaines, il ordonne aux trois armées blanches placées sous ses ordres de converger sur elle à partir de Tsaritsyne, du Don et de Kharkov. Elles avancent d’abord comme à la parade, prennent Orel, à 400 kilomètres au sud de Moscou, puis, à moins de 200 kilomètres, assiègent Toula, le principal arsenal de l’Armée rouge. Si Toula tombe, l’Armée rouge sera privée d’armement.

À 500 kilomètres de là, à Budapest, la République des Conseils hongrois, minée de l’intérieur, s’effondre sous l’offensive de l’armée roumaine. Les défenseurs de la propriété privée se vengent : ils écartèlent le dirigeant communiste Tibor Szamuely et dispersent ses membres et son tronc aux quatre coins d’un domaine. Un peu plus tard, 5 000 communistes sont pendus, fusillés ou déportés en Algérie, livrés au général Nivelle, le massacreur du Chemin des Dames promu gouverneur. Bela Kun se vengera un an plus tard en faisant fusiller en Crimée plusieurs milliers d’officiers blancs de Wrangel, malgré la promesse de grâce qui leur avait été faite.

Le 26 septembre, Lénine envoie à nouveau Staline sur le front Sud. Il s’installe dans la petite ville textile de Serpoukhov, sur le fleuve Oka, à 100 kilomètres au sud de Moscou. Affolé par l’avance de Denikine, il râle, tempête, exige des moyens importants et menace plusieurs fois de démissionner. Il vient régulièrement assister aux réunions du Bureau politique qui, le 14 octobre, condamne son comportement. Il persiste et signe. Le 15, dans une lettre à Lénine, il dénonce le quartier général, expose son plan et conclut : « Si on n’y satisfait pas, mon travail sur le front Sud serait absurde, criminel, inutile, ce qui me donne le droit ou plutôt le devoir d’aller n’importe où, fût-ce au diable, mais de ne pas rester sur le front Sud[333] » en pleine débandade. Ce même jour, le Bureau politique, auquel Staline assiste, transforme la Russie soviétique en un camp militaire, et ordonne de recenser tous les communistes militant dans les organisations sociales pour les envoyer au front. Une semaine plus tard, les troupes de Denikine se désunissent, reculent, puis détalent en désordre. La biographie officielle de Staline lui attribue ce retournement. Après les défaites initiales dues à ce qu’elle appelle la traîtrise désorganisatrice de Trotsky, « le Comité central du Parti envoie Staline sur le front Sud pour y organiser la victoire ». Confusion, désarroi, absence de plan stratégique, voilà ce que trouve sur le front le grand capitaine de la révolution, qui chasse des états-majors « les sous-ordres banqueroutiers de Trotsky » et remplace le plan opérationnel en cours par « son plan de lutte à lui, qui tranchait le problème de façon géniale. […] Staline déploya un effort titanesque. Il surveillait la marche des opérations, corrigeait les fautes séance tenante, choisissait commandants et collaborateurs politiques, dont il stimulait la lutte[334] ». La légende aura une suite inattendue. En 1942, un officier de la Wehrmacht découvre dans une ville ukrainienne un ouvrage consacré à ces exploits de Staline, que le général Halder fait traduire d’urgence en allemand. Selon l’historien Gert Buchheit, le tracé du front sur le Don, devant Stalingrad, en 1942, ressemblait beaucoup au tracé du front au même endroit en 1919, où, écrit-il, « la Xe Armée rouge […] avait été refoulée par un adversaire apparemment supérieur jusqu’à ce que Staline intervienne » et prenne des mesures énergiques et géniales. « Le front de Denikine éclata exactement au point où, en 1942, devait éclater le front allemand […] Halder… dut voir dans le destin de Denikine une sorte de mise en garde[335]. »

La légende efface les raisons sociales et politiques de ce renversement. Denikine est un nationaliste russe obtus et rigide. Le mot même d’Ukraine, qu’il ignore au profit du traditionnel et paternaliste « Petite-Russie », lui écorche la bouche, et l’ukrainien n’est pour lui qu’un patois. Son armée, restauratrice d’un ordre abhorré, se comporte comme en pays conquis ; ses subordonnés, Wrangel au double mètre hautain et le nabot adipeux Mai-Maievski, aussi chauvins et fanatiques de l’Empire que lui, veulent, comme lui, rendre la terre à leurs propriétaires historiques. Ils rudoient avec mépris la paysannerie ukrainienne, qui se dresse bientôt contre eux et suscite une vague de révoltes sur les arrières d’une ligne de front de plusieurs centaines de kilomètres. L’Armée rouge réorganisée est dotée d’une première armée de cavalerie commandée par Boudionny, qui décerne à Staline un diplôme d’honneur de sa division. Elle voit revenir à elle des dizaines de milliers de soldats-paysans déserteurs, contre-attaque à la mi-octobre et balaie en quelques semaines les 150 000 soldats de Denikine, harcelés par les détachements de l’anarchiste Makhno puis taillés en pièces par les charges de la cavalerie de Boudionny.

Au même moment, le 11 octobre, loudenitch, après avoir restauré ses forces en Estonie, reprend son offensive sur Petrograd. Trotsky, parti en toute hâte, déclare « en état de siège » la ville, encore plus hagarde, affamée, agonisante et grouillante d’espions et de complots que cinq mois auparavant. Les ouvriers épuisés se constituent en brigades pour garder les abords et les carrefours de la ville. La contre-offensive repousse l’armée de Ioudenitch en deux semaines.

Les troupes de Koltchak, en Sibérie, connaissent le même sort pour les mêmes raisons : traînant dans leurs fourgons les propriétaires fonciers ou leurs héritiers, elles ne peuvent trouver d’appui chez les paysans qui les haïssent ; à peine les Blancs, encadrés par des officiers monarchistes qui les pillent et les rudoient, sont-ils installés chez eux que les paysans oublient leurs griefs à l’égard des bolcheviks et se révoltent. D’octobre à décembre, une vague d’insurrections paysannes inonde la Sibérie ; Koltchak, dont les troupes se disloquent, fuit avec les légionnaires tchèques qui le livrent aux insurgés d’Irkoutsk. Un comité révolutionnaire composé de deux SR, deux bolcheviks et un menchevik le condamne à mort.

Sur le front Sud, malgré la retraite des troupes de Denikine, Staline se plaint sans cesse. Le 6 novembre, au Bureau politique, il intervient cinq fois pour protester : le comité militaire du front n’a pas d’argent, la brigade de cavalerie de la 3e division promise en renfort est toujours au Turkestan ; il faut placer le front Ouest ukrainien sous ses ordres, nommer son vieux complice de Tsaritsyne, Minine, à la tête de la Direction politique du front Sud-Ouest, lui envoyer 83 000 hommes en renfort. Le Bureau politique répond de façon évasive. Staline menace alors de démissionner par un télégramme audit Bureau, qui, le 14, confie à Lénine le soin de lui faire savoir qu’il juge « absolument inadmissible d’appuyer ses demandes fonctionnelles par des ultimatums et des annonces de démission[336] ». Le rugueux Staline n’accepterait de personne d’autre le rappel de cette règle.

Son extrême méfiance s’étend aussi au domaine civil. Le 8 novembre, il informe le Bureau politique de « fuites » sur les réunions du Comité central dont des échos dénaturés parviennent aux adversaires des bolcheviks. Le Bureau politique décide alors que seul « un nombre minimal de camarades » pourra consulter les principaux documents des organismes dirigeants et que les décisions les plus importantes ne seront pas inscrites au procès-verbal officiel ; le secrétaire du Comité central, Krestinski, devra les noter pour les garder en mémoire et veiller lui-même à leur exécution.

Le 29 décembre 1919, Staline quitte Tsaritsyne et rentre à Moscou. Le 3 janvier 1920, l’Armée rouge prend la ville d’assaut ; Staline revient alors en hâte au siège de l’état-major et signe la proclamation du général Iegorov annonçant la victoire. Cette précieuse signature authentifiera plus tard son rôle décisif dans la prise de Tsaritsyne, qui sera, en 1925, baptisée Stalingrad. L’armée de Denikine s’enfuit. Le commandement, avec l’aval de Staline, ordonne à l’anarchiste ukrainien Makhno qui commande une armée paysanne de 20 000 hommes momentanément alliée à l’Armée rouge, de se porter contre les troupes polonaises. Makhno refuse. Trotsky le déclare hors la loi et demande à Staline de faire appliquer la décision. Le 9 janvier, Staline lui télégraphie le succès de sa ruse : « L’ordre d’intervenir contre les Polonais a été donné à dessein pour recevoir des matériaux supplémentaires contre Makhno afin de dissocier ses partisans divisés entre eux[337] », dans l’espoir, satisfait, donc, que Makhno dirait non. L’Armée rouge fonce vers le sud, et prend Odessa le 7 février.

Lénine transfère Staline sur le front Sud-Ouest, face à Wrangel qui s’agite en Crimée ; Staline y voit une manceuvre qui risque de le priver des lauriers de la victoire sur Denikine et télégraphie à Lénine et à Trotsky le 4 février : « J’ai la profonde conviction qu’aucun changement dans la situation ne pourrait intervenir du fait de ma présence au front[338]. » Le 26 mars, Denikine transmet le commandement des débris de ses troupes au général baron Wrangel et s’enfuit à l’étranger. Les Blancs contrôlent encore une partie du Caucase. Lénine veut y envoyer Staline, en lui affirmant sa conviction qu’il obtiendra des résultats sérieux. Staline se rebiffe ou, comme dit Lénine, « cherche la petite bête » : « Je ne comprends pas pourquoi la responsabilité du front caucasien retombe d’abord sur moi […]. Elle incombe entièrement au Comité militaire révolutionnaire de la République dont les membres sont, à ma connaissance, en parfaite santé et non à Staline, par ailleurs surchargé de travail[339]. »

Le 4 février 1920, de Koursk, il écrit à Moscou que sa santé n’est pas très bonne. Effectivement, rongé de douleurs au ventre, il renouvelle sa demande de ne pas partir au Caucase. Requête rejetée. Staline encaisse et se soumet malgré son état de santé à condition que le Comité central fasse savoir par voie de presse qu’il l’envoie au Caucase pour raisons militaires, afin qu’on ne l’accuse pas de « passer avec légèreté d’une occupation à l’autre[340] ». Il s’arrête quelques semaines à Kharkov, alors capitale de l’Ukraine, dirige quelques opérations contre les débris de l’armée de Denikine puis contre Wrangel, mais ne se rend pas au Caucase. Nommé président de l’Armée du travail d’Ukraine, il invite bientôt ses soldats à assurer le chargement et le transport du charbon du Donbass…

L’intervention étrangère semble tirer à sa fin. Depuis le printemps 1919, soldats et marins étrangers, las de la guerre et, assez souvent, favorables au nouveau régime, rechignent, protestent, vont jusqu’à se mutiner. De plus, depuis le début, les puissances étrangères sont divisées : les Français ont soutenu les légionnaires tchécoslovaques, les Anglais Denikine, les Japonais l’ataman Semenov. En Sibérie, les Anglais ont appuyé Koltchak auquel les Français ont multiplié les crocs-en-jambe ; les Américains, jouant les professeurs de morale, veulent interdire aux autres d’emporter un morceau de l’empire déchu. Cette cacophonie sert les bolcheviks.

En février 1920, Staline est nommé commissaire à l’Inspection ouvrière et paysanne, qui prolonge en l’élargissant et en l’amplifiant l’action du Contrôle d’État. La répartition centralisée de la pénurie a engendré une horde de « directions principales » aux ramifications infinies. Plus le nombre d’ouvriers au travail diminue, plus le nombre d’employés augmente, plus la production s’effondre, plus le nombre de rapports s’accroît. Les directions centrales du poisson, du sel, du verre ou des allumettes remplacent le poisson, le sel, le verre et les allumettes. Les directions régionales, territoriales, locales exigent et produisent des rapports en nombre croissant sur la répartition de produits de plus en plus rares. Certaines usines, paralysées, ne fabriquent plus que des dossiers. Le Conseil supérieur de l’économie nationale, qui comportait 18 directions en octobre 1918, en compte 52 en octobre 1920. Effrayé par cette prolifération bureaucratique, Lénine pense en combattre les maux en soumettant l’appareil d’État au contrôle systématique de l’Inspection ouvrière et paysanne, bientôt forte de plusieurs dizaines de milliers de membres et rongée par le mal même qu’elle est censée combattre. Pendant les deux ans où il la dirige, jusqu’en avril 1922, Staline y constitue une équipe de fidèles, accumule les dossiers et se pose en protecteur de l’appareil qu’il est supposé contrôler.

Quelques mois plus tôt, il a déménagé au Kremlin dans un appartement un peu plus grand, mais à l’ameublement à peine moins spartiate ; et surtout, il dispose désormais d’une villa le long de la Moskowa, dite Zoubalovo, du nom de son ancien propriétaire, Zoubalov, patron du pétrole de Batoum et de Bakou. À la fin de 1919, le gouvernement, après avoir confisqué et transformé en foyers ou maisons de repos les villas dont les propriétaires ont péri ou émigré, a en effet attribué une douzaine d’entre elles à des membres du Bureau politique. Zoubalovo est divisé en parcelles : Zoubalovo-2 va à Mikoian, Zoubalovo-3 à Vorochilov, et Zoubalovo-4 à Staline qui l’occupera jusqu’à la fin de 1929 après avoir fait abattre la moitié de la forêt entourant la villa afin de dégager la vue.

Pour le moment, il n’a guère le loisir d’en profiter. Le 25 avril 1920, en effet, au lendemain d’un accord avec le nationaliste ukrainien Petlioura, le chef polonais Pilsudski, flanqué d’une mission militaire française dirigée par le général Weygand, assisté du capitaine Charles de Gaulle, envahit une Ukraine épuisée. Il vole d’abord de victoire en victoire, prend Jitomir et Berditchev le 25, Moghilev le 28, Kiev le 6 mai : toute la moitié occidentale de l’Ukraine est entre ses mains. Mais l’invasion polonaise ravive la profonde aversion des paysans de la région pour le Polonais : l’Armée rouge s’appuie sur leur résistance pour lancer à la fin de mai sa contre-offensive sous le commandement de Toukhatchevski, jeune aristocrate de 27 ans, ancien lieutenant de l’armée tsariste, rallié de tout coeur au régime.

Les derniers trains soviétiques brinquebalants amènent cahin-caha des renforts. Le front Sud-ouest est divisé en deux : sur une partie l’Armée rouge contient mollement Wrangel en Crimée, et sur une autre, dirigée par le général Iegorov et Staline, elle fait face à l’aile droite de l’armée polonaise. La contre-offensive de l’Armée rouge bouscule les Polonais et suscite un instant chez Staline une vision euphorique, rare chez lui, de la révolution mondiale. Il dessine à Lénine la perspective grandiose d’une confédération soviétique européenne où « les futures Allemagne, Pologne, Hongrie, Finlande soviétiques, ayant leur structure d’État, leur armée, leurs finances, une fois devenues soviétiques, il est peu probable que ces nationalités acceptent d’un seul coup un lien fédéral avec la Russie soviétique du type bachkir ou ukrainien », mais elles pourraient s’unir avec la Russie soviétique dans une confédération incluant aussi « les nationalités arriérées comme la Perse, la Turquie[341] ». Staline, rêvant d’une Confédération soviétique européenne, est à cent lieues de théoriser le socialisme dans un seul pays. Mais son rêve va bientôt se briser…

Au début de juillet, l’Armée rouge arrive aux abords de la frontière polono-russe telle qu’elle avait été proposée en 1919 par le diplomate anglais Curzon. Faut-il poursuivre et envahir la Pologne ? Trotsky, Rykov et Radek sont contre ; Staline aussi. Il explique : en Pologne, « les conflits de classe n’ont pas atteint une tension suffisante pour briser l’unité nationale », et il dénonce « la forfanterie et la complaisance dangereuse de certains camarades [qui] réclament en braillant une marche sur Varsovie[342] ». Après cette analyse clairvoyante, il se rallie à la position de Lénine, convaincu que l’avance de l’Armée rouge en Pologne va soulever les ouvriers et les paysans et, par contagion, embraser l’Allemagne. Lénine demande donc « une accélération furieuse de l’offensive » contre la Pologne pour sonder l’Europe avec la baïonnette de l’Armée rouge[343]. Staline préfère voter avec Lénine plutôt qu’avoir raison. Puis il retourne à Kharkov, au siège de son état-major.

Les succès initiaux de l’offensive l’enthousiasment. Le 13 juillet, il télégraphie à Lénine : « L’impérialisme n’a jamais été aussi faible que maintenant, au moment de la défaite de la Pologne […] ; plus nous nous conduirons avec fermeté, et mieux ce sera et pour la Russie et pour la révolution mondiale[344]. » Le 24 juillet, il écrit à Lénine, porté par le même élan d’excitation : « Ce serait un péché de ne pas encourager la révolution en Italie. » Et il propose « l’organisation d’un soulèvement en Italie et dans des États qui ne se sont pas encore consolidés, comme la Hongrie, la Tchéquie (et il faut écraser la Roumanie) », en écartant d’un revers de main le danger « insignifiant » représenté par les débris des corps francs en Allemagne, qu’il évalue à trois cent mille marginaux[345]. Cette réduction de la révolution mondiale à l’organisation de soulèvements par le Comintern est plutôt sommaire, et le désenchantement de Staline au lendemain de la défaite polonaise n’en sera que plus vif.

Toukhatchevski vole vers Varsovie. Staline et Iegorov cheminent vers Lvov, au sud. La mission militaire française s’affole dans la capitale polonaise. Le 4 août, Lénine interroge par télégramme Staline sur la situation en précisant : « Des décisions politiques très importantes peuvent dépendre de vos conclusions[346]. » La responsabilité que Lénine fait peser sur ses épaules l’effraie, et, peu désireux d’en assumer les conséquences, il refuse net : « Je ne sais pas pourquoi, concrètement, mon avis vous est nécessaire, aussi ne suis-je pas en état de transmettre les conclusions que vous exigez et je me limiterai à communiquer les faits nus sans commentaires[347]. » Aux autres d’en dégager les conclusions.

Le Bureau politique décide d’unifier la conduite de la guerre en Pologne en un seul front Ouest dirigé par Toukhatchevski, et de constituer un front de Crimée qui sera dirigé par Staline, Iegorov et Frounzé, contre Wrangel, qui a lancé début juin une offensive à partir de la Crimée où il est retranché. Il représente un danger au moment où des soulèvements paysans éclatent au Kouban et en Sibérie. Lénine l’en informe par télégramme. Staline ramène tout à des questions de préséance : « J’ai reçu votre note sur la division des fronts ; le Bureau politique ne devrait pas s’occuper de vétilles. Je puis travailler sur le front encore un maximum de deux semaines. J’ai besoin de repos, cherchez-moi un remplaçant[348]. » Cette bouderie rageuse, qui conduit le Bureau politique à reporter sa décision, se conclut par la dénonciation rituelle du haut commandement : « Je ne crois pas une minute aux promesses du commandant en chef ; il ne fait guère que vous jouer des tours avec ses promesses. » C’est un refrain lancinant. Dès le 31 juillet, il dénonce le commandant en chef Serge Kamenev, qui a reporté sa venue sur le front ; il l’accuse d’abord de lâcheté, puis le 4 août de quasi-trahison, et huit jours plus tard de sabotage : « Le commandant en chef et ses compères sabotent la victoire sur Wrangel[349]. » Cette obsession de la trahison et du sabotage est propre à Staline.

Iegorov et lui reçoivent l’ordre d’envoyer en renfort à Toukhatchevski, dont les lignes s’étirent dangereusement, la première division de cavalerie et la XIIe armée. Staline ne pourrait alors pas prendre Lvov. Or, il veut sa ville et sa gloire. Il refuse donc de signer l’ordre de transfert des troupes. Le 13 août, il envoie même promener le chef d’état-major : « Les armées du front Sud-Ouest exécuteront leur tâche essentielle qui est de s’emparer de la région de Lvov-Rova Rousska […]. Je tiens le changement des tâches essentielles de l’armée dans les circonstances données pour déjà impossible[350]. »

La contre-offensive de Pilsudski bouscule l’Armée rouge et la repousse de plus de 200 kilomètres. La désobéissance obstinée de Staline accélère et amplifie un échec inéluctable : les ouvriers et paysans polonais voient dans les troupes de Toukhatchevski davantage une armée russe qu’une Armée rouge et se dressent contre elle. C’est ainsi que, par entêtement, Staline transforme la défaite de Varsovie en déroute et provoque indirectement la capture de 40 000 soldats qui disparaîtront dans les camps de concentration polonais. Il contraint Moscou à signer, le 20 octobre 1921, la paix de Riga qui donne à la Pologne l’Ukraine occidentale (ou Ruthénie) et la Biélorussie occidentale, que Staline récupérera vingt ans plus tard par le protocole secret du pacte Ribbentrop-Molotov. Le prix payé est considérable.

Le Comité central destitue Staline de ses fonctions militaires et le rappelle à Moscou. La sanction est mince au regard de l’insubordination et de ses conséquences. Staline, pourtant, contre-attaque : le 30 août, il demande la formation d’une commission d’enquête de trois membres sur « les conditions de l’offensive de juillet et de la retraite d’août ». Il dénonce, dans un autre document envoyé au Bureau politique, les erreurs du haut commandement auquel il reproche de ne pas avoir organisé de réserves. Le lendemain, au Bureau politique, Trotsky annonce que le Comité militaire révolutionnaire prend en compte les propositions de Staline, qui retourne ainsi la situation en sa faveur. Mais Lénine, en refusant la commission d’enquête, provoque sa colère. Staline met alors à profit le découragement suscité chez les cadres du Parti par la défaite polonaise pour attaquer Lénine et Trotsky à la IXe conférence du Parti, dont le procès-verbal ne sera publié qu’en 1972. Trotsky l’accuse d’avoir trompé le Comité central en grossissant la désertion dans les rangs polonais. Staline affirme avoir été « le seul membre du Comité central à avoir raillé le slogan à la mode de la "marche sur Varsovie" », et avoir « publiquement dans la presse invité les camarades à ne pas se laisser enflammer par les succès et à ne pas sous-estimer les forces polonaises ». C’est l’une des trois raisons qui l’ont amené à « exiger la désignation d’une commission qui, en dégageant les causes de la catastrophe, nous aurait garanti contre un nouvel effondrement ». Et il conclut brutalement : « Le camarade Lénine, visiblement, épargne le commandement, mais je pense qu’il faut épargner notre cause et pas le commandement[351]. »

Les caprices de Staline, ses accès de grogne ou de colère, ses emportements, ses lubies, sa grossièreté ne sont pas réservés aux seuls militants. Nadejda les subit à l’occasion. Staline la voudrait constamment à son service, comme l’était la docile Catherine Svanidzé. Il exige qu’elle abandonne son travail au secrétariat de Lénine pour se consacrer entièrement à lui. Alerté, Lénine s’emporte contre cet « asiate ». Staline n’est pas encore capable de s’opposer au « Vieux », et, prudent, recule…

L’indulgence de Lénine à l’égard des coups de tête répétés et des caprices coûteux de Staline ne saurait s’expliquer par le seul soutien que ce dernier lui apporte par son silence ou ses votes. Lénine en donnera la raison le 17 mars 1921. Répondant alors à Adolphe Ioffé, mécontent d’être constamment ballotté d’un poste à l’autre, il lui répondra : « C’est le destin qui vous a ballotté. Beaucoup de militants sont dans ce cas. Staline par exemple : évidemment, il aurait pu se défendre, car en trois ans et demi le destin ne lui a pas laissé une seule fois la possibilité d’assurer ses fonctions de commissaire du peuple à l’Inspection, ouvrière et paysanne, pas plus qu’il n’a pu exercer celles de commissaire aux Nationalités. C’est un fait[352]. » On peut donc beaucoup lui pardonner. Il a parcouru une demi-douzaine de fronts et est membre d’un nombre invraisemblable de commissions. Ainsi, le Comité central du 20 septembre 1920 l’affecte d’un coup à trois commissions, l’une sur les concessions économiques à discuter avec la Suède, la deuxième sur un projet d’accord avec la toute nouvelle République soviétique d’Azerbaïdjan, et la troisième « sur le travail communiste en Orient[353] », qui doit soumettre des propositions au Bureau politique sur les nécessaires inflexions de la politique soviétique dans cette vaste région.

La fin prochaine de la guerre civile remet pourtant à l’ordre du jour ses tâches de commissaire aux Nationalités. Le Comité central décide alors de l’envoyer au Caucase pour « a) régler complètement les relations avec les montagnards ; b) organiser toute notre politique au Caucase et en Orient ; c) donner aux cadres locaux les instructions leur permettant d’établir la liaison entre le Centre et les montagnards[354] ». Le tout concerne une bonne vingtaine de peuples différents aux aspirations nationales diffuses. Malgré l’ampleur et la complexité de la tâche, le Comité central refuse sa démission du Comité militaire de la République.

À la mi-octobre, il descend dans le Caucase, qu’il sillonne pendant un mois. Il y rencontre ses amis Ordjonikidzé, responsable du Bureau caucasien du Parti et de la XIe armée caucasienne, qui, depuis toujours, lui envoie en double (ainsi qu’à Lénine) télégrammes, lettres et notes sur la situation dans la région, et Serge Kirov, nommé à la tête du Parti communiste d’Azerbaïdjan. Fin avril 1920, la XIe armée a envahi l’Azerbaïdjan, exsangue après deux ans et demi d’invasion britannique et turque, et de massacres entre Arméniens et Azéris. La République soviétique d’Azerbaïdjan est proclamée à Bakou le 28 avril. Le 30 octobre, Staline est à Bakou. Serge Kirov lui fait décerner le titre inhabituel de « chef de la révolution prolétarienne dans le Caucase et en Orient ». Le 6 novembre, Staline prononce devant les cadres communistes de la région un discours exalté. Il chante « l’Armée rouge qui écrase l’ennemi, le parti de 700 000 membres à la cohérence d’acier », mais aussi l’Orient, qui s’est enfin mis en mouvement, puis s’écrie : « Paraphrasant les paroles fameuses de Luther, la Russie pourrait dire : "Je me trouve à la frontière entre le vieux monde capitaliste et le nouveau monde socialiste, et ici, sur cette frontière, j’unis les efforts des prolétaires de l’Occident et les efforts de la paysannerie de l’Orient pour écraser le vieux monde. Que le dieu de l’histoire me vienne en aide !"[355] » Il vit donc toujours, comme les autres dirigeants bolcheviks, dans la perspective et l’attente de la révolution mondiale.

Son périple caucasien et ses rencontres avec Ordjonikidzé, aussi impatient que lui, aiguisent sa volonté de conquérir l’Arménie et, tâche plus délicate, d’arracher la Géorgie aux mencheviks, ses ennemis de jeunesse, appuyés avant-hier par les baïonnettes allemandes, hier par les fusils britanniques. La Russie avait signé, le 7 mai 1920, un accord reconnaissant son indépendance. Lénine hésite à le violer. Staline, qui pilote ces deux opérations douteuses, consolide à cette occasion sa complicité avec Ordjonikidzé et Kirov. Le 17 novembre, Staline propose à Lénine par télégramme de concentrer des forces armées en un point et « d’utiliser un prétexte adéquat pour organiser un mouvement tournant sur Tiflis[356] ». Lénine fait le sourd. Le 20 novembre, Staline revient à la charge et propose un plan grandiose : « une guerre victorieuse de la Turquie avec la Géorgie qui permettrait à la Russie d’intervenir comme intermédiaire et libératrice ». Encore faudrait-il que les Turcs soient d’accord, ce qui semble douteux.

Après avoir assisté au congrès des peuples du Daghestan, il prépare l’invasion de l’Arménie avec Ordjonikidzé, et revient à Moscou le 21 novembre. Le 27, il présente un rapport sur la politique à suivre dans la région au Bureau politique qui, après l’avoir entendu, recommande d’adopter « par rapport à la Géorgie, l’Arménie, la Turquie et la Perse une politique d’apaisement maximal, c’est-à-dire visant surtout à éviter la guerre. Ne pas se fixer comme but une expédition ni contre la Géorgie, ni contre l’Arménie, ni contre la Perse[357] » mises sur le même plan. Staline vote cette résolution à usage interne, et en organise aussitôt… la violation. Conformément au scénario établi à Bakou, un détachement de communistes arméniens se soulève, la XIe armée, conduite par Ordjonikidzé, se précipite à son secours et envahit l’Arménie : le gouvernement nationaliste Dachnak, abandonné par une population lasse des aventures dans lesquelles il l’a ballottée depuis près de trois ans, s’effondre. Le 2 décembre, la République soviétique d’Arménie est proclamée. Après l’Azerbaïdjan, c’est la seconde victoire de Staline en six mois.

Ordjonikidzé fait pression sur Moscou pour prolonger l’opération arménienne en Géorgie. Le 15 décembre, il télégraphie à Lénine un véritable ultimatum : le Bureau caucasien a décidé à l’unanimité que la XIe armée franchirait les frontières de la Géorgie le lendemain à l’aube ! Lénine annule cette décision. Le 2 janvier 1921, Kirov, désormais plénipotentiaire soviétique à Tiflis, et Ordjonikidzé adressent au Comité central un document énumérant neuf raisons d’envahir la Géorgie. Le 4 janvier, Staline soutient leur demande dans une lettre à Lénine, toujours réticent. Le 6 février, Ordjonikidzé adresse un télégramme alarmiste au Comité central, à Lénine, Trotsky et Staline ; il craint de perdre Bakou et affirme : « La Géorgie s’est définitivement transformée en état-major de la contre-révolution mondiale au Proche Orient[358]. » Pour forcer la main à Lénine, Ordjonikidzé provoque, dans la nuit du 11 au 12 février, un soulèvement de tatares et ossètes du district montagneux de Bortchalino, coordonné avec l’état-major de la XIe armée, stationnée aux frontières, qui se rue au secours des insurgés. Le Bureau politique entérine, le 14, l’invasion commencée. Le 16, Staline invite Ordjonikidzé à obtenir la collaboration de mencheviks de gauche en leur promettant « des concessions, une amnistie, etc.[359] ».

L’opération indigne, en effet, toute la social-démocratie européenne qu’il faut tenter d’apaiser. La XIe armée balaye alors la petite garde nationale géorgienne, sous le regard d’une population lasse de la guerre civile, prend Tiflis le 26 février, et y proclame la République soviétique de Géorgie. Le gouvernement menchevik s’enfuit le 10 mars. Il faut maintenant justifier cette invasion à l’extérieur. Le Bureau politique décide que c’est Trotsky qui s’en chargera. Ce qu’il fera en écrivant Entre l’impérialisme et la révolution…

Le récit des faits et gestes militaires de Staline fausse son importance réelle en donnant un relief exagéré à une activité au fond semblable à celle de dizaines d’autres dirigeants bolcheviks. En 1925 et 1926, Kakourine, officier tsariste rallié à l’Armée rouge, publie une Histoire de la Guerre civile. Le nom de Staline y est cité une seule fois, alors que Vatsetis est cité trente-neuf fois et Boudionny quatorze. Dans le premier tome, publié en 1928, d’une Histoire de la Guerre civile, sous la direction de l’ancien chef d’état-major Serge Kamenev et de Boubnov, un de ses fidèles, Staline n’apparaît qu’une seule fois en photo, soit moins que Vorochilov, Boudionny, Frounzé et même que Kalinine. En revanche, un certain nombre de cadres voient en lui l’un des plus hauts dirigeants politiques du pays. Le cosaque rouge Mironov, se révoltant contre les bolcheviks, explique ainsi aux cosaques que la Russie soviétique est dirigée par un quintette : Lénine, Trotsky, Staline, et deux autres personnes dont il n’indique jamais le nom.

Staline est sorti de la guerre civile transformé. Il s’est habitué, comme bien d’autres, à commander, à nommer, à désigner, à être obéi, à disposer souverainement de la vie des autres, à ne rendre de comptes qu’à ses pairs du Bureau politique, voire du Comité central, à régler les questions par l’exercice de la violence. Il en a aussi ramené une aversion profonde pour Trotsky et une haine terrible, on l’a dit, des « spécialistes » militaires ou « bourgeois ».

Les Blancs, dans leurs mémoires, lui font assez souvent la part belle par rapport à Trotsky. L’un d’eux, Gueorgui Solomon, auteur de souvenirs intitulés Parmi les chefs rouges, publiés à Paris en 1930, met dans la bouche du vieux bolchevik Krassine, mort en 1926, une tirade invraisemblable sur la répartition des rôles entre les deux hommes : « Le plus peureux de tous est notre « feldmarshall » Trotsky. S’il n’y avait pas autour de lui Staline, un homme qui, certes, ne décroche pas les étoiles au ciel, mais hardi et courageux et de plus désintéressé, il aurait déjà pris la poudre d’escampette… Mais Staline le tient en mains et, fondamentalement, c’est Staline qui organise la défense de la Russie soviétique, sans se montrer au premier plan et en fournissant à Trotsky tous les accessoires extérieurs du pouvoir de commandant en chef… Et Trotsky prononce des discours enflammés, publie des ordres braillards, que lui dicte Staline. » Solomon insiste sur l’honnêteté et le désintéressement notoire de Staline, et le présente comme le « commissaire politique » de Trotsky, qu’il manipule comme une marionnette[360]. Cette caricature mélodramatique est une étape importante vers la légende officielle, qui fera de Trotsky le traître masqué puis démasqué et de Staline le sauveur suprême. On en est loin à l’époque. Le 20 octobre 1920, après deux ans et demi de guerre civile, le chef de la Tcheka crée une direction spéciale chargée de la protection des principaux dirigeants. On en recense trois en tout et pour tout : Lénine, Trotsky et Dzerjinski. La vie de Staline n’est pas encore l’objet de soins attentifs…[361][362]

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